Crancée fut le « meilleur footballeur-rugbyman » de l’histoire

Comme tous les amateurs de rugby je suis peiné par le décès d’un joueur qui aurait dû devenir un des plus grands deuxième ligne ou troisième ligne centre de l’histoire de notre rugby…s’il était né à Lourdes, Pourquoi dis-je cela ? Parce que Crancée était né dans la Meuse, et qu’il a débuté sa vie sportive en jouant au football. Heureusement il ne fut pas perdu pour le rugby, puisqu’il atterrit  en Bigorre pour  travailler  à Tarbes dans la même entreprise qu’avait connue son père, Alsthom, et jouer  au Stade Bagnérais. C’est là qu’il fit réellement son apprentissage de joueur de rugby, sport qu’il a connu à l’âge de 25 ans, alors que tant d’autres jeunes qui l’avaient pratiqué dès leur plus tendre enfance, ce qui fut mon cas, l’avaient déjà abandonné. Ce n’est pas une excuse, mais il faut préciser qu’à l’époque les études primaient pour nombre d’entre nous, ce qui n’excluait pas de faire les deux (université et rugby) pour les plus doués. Aujourd’hui les temps ont changé, parce que le rugby est devenu un sport authentiquement professionnel, ce qui n’était pas le cas dans les années 60. Du coup, ceux qui avaient la chance d’être d’excellents joueurs de rugby,  profitaient de leur notoriété, notamment celle que pouvait donner un titre de champion de France ou une cape d’international pour, éventuellement, quitter leur club en échange d’une situation professionnelle meilleure.

Ce fut le cas de Roland Crancée, qui nous a quitté le 18 septembre pour rejoindre le paradis des grands joueurs de rugby, où il retrouvera entre autres ses copains lourdais ( Martine, Antoine Labazuy, Calvo, Tarricq, Taillantou),  avec qui il avait remporté le titre de champion de France en 1960, et ceux de l’équipe de France avec qui il avait honoré ses deux sélections (Othats, G. Boniface, Bouquet, Dupuy, Roques et Domenech). Cette réussite sur le plan sportif s’assimile quelque peu à un conte de fées, d’autant qu’il avait commencé très tard le rugby, comme je l’ai dit précédemment, sa carrière de joueur se terminant au F.C. de Saint-Claude à l’âge de 43 ans, club auquel il aura consacré onze ans de sa vie (1964-1975), avant de partir entraîner Chateaurenard, où il rechaussa par intermittence les crampons. Connaissant bien Saint-Claude, je puis témoigner que son aura est restée intacte jusqu’à ce jour, et que les habitants de la ville doivent être nombreux à éprouver du chagrin, tellement l’homme n’a laissé que des bons souvenirs dans la sous-préfecture du Jura. Des souvenirs d’amitié, mais aussi et surtout  sportifs, puisqu’avec lui le F.C. Saint-Claude a atteint deux fois les 1/16è de finale (contre Cahors en 1969 et trois ans plus tard contre Narbonne), exploits considérables s’il en fut dans la mesure où cette ville n’a jamais été réellement une place forte du rugby, ne serait-ce sans doute qu’en raison de sa position géographique.

Cela dit, je ne vais évidemment pas retracer la carrière de Crancée dans le détail, je laisse ce soin aux journaux locaux des Hautes-Pyrénées, du Jura ou des Bouches-du-Rhône, mais je vais évoquer ses hauts faits d’armes au F.C. Lourdais et en Equipe de France, même si son passage y fut bref, ce que je n’ai toujours pas compris. Commençons d’abord par sa période lourdaise et cette fameuse finale contre Béziers, dont j’ai parlé dans un article précédent concernant l’AS Béziers. Rappelons simplement que Roland Crancée est arrivé à Lourdes à un moment bien particulier de l’histoire du club, celui-ci ayant changé de visage avec les départs des frères Prat, de François Labazuy, de Rancoule, et le passage à treize de Barthe et Pierre Lacaze, compensés par l’arrivée des internationaux  du Racing Marquesuzaa (centre) et Crauste (troisième ligne aile à l’époque), plus Roland Crancée en provenance du Stade Bagnérais…que personne ou presque ne connaissait, mais qui avait la chance d’avoir des mensurations hors normes pour  l’époque (1m94 et 90 kg). Jamais, même avec Bernard Mommejat, le rugby français n’avait enregistré l’arrivée au plus haut niveau d’un joueur aussi grand, ce qui ne pouvait que renforcer la ligne d’avants lourdaise, les deuxième ligne Guinle et Laffont ne dépassant pas 1m83.

Cet apport de Roland Crancée était d’autant plus intéressant que le joueur n’avait pas pour seul atout sa grande taille. Il savait aussi manier un ballon, déjà pour récupérer le ballon en touche. C’était, comme le disait Jean Prat, un exceptionnel « happeur de ballons », parfaitement utilisé dans le système lourdais mis en place autour de lui. Contre Béziers en finale du championnat il fut étincelant, contribuant largement à la domination du pack lourdais sur le pack biterrois, par ses prises de balles en touche, mais aussi par son apport en défense, et son placement dans le jeu ouvert, malgré son peu d’années de rugby. Enfin, n’oublions pas qu’il était doté d’un remarquable coup de pied, ce qui élargissait encore un registre très complet. Pas étonnant que Jean Prat, toujours lui, l’ait qualifié de « meilleur  footballeur-rugbyman » qu’il ait connu, en tout cas un avant de grande taille et de grand format qui n’avait sans doute pas d’équivalent à l’époque, sur le plan national comme international.  Je suis persuadé que dans tout autre pays, Crancée aurait été une providence pour les sélectionneurs, comme tant d’autres joueurs, hélas, qui auraient mérité une plus belle carrière internationale (Boniface, Gachassin, Max Barrau, Nadal, Caussade etc.).

Crancée continuera à tenir presqu’à bout de bras un F.C. de Lourdes qui peu à peu rentrait dans le rang, ne dépassant pas les 1/8è de finale du championnat en 1961 (battu par Vichy), puis les ½ finales en 1962 (battu par Béziers) et 1963 (battu par Mont-de-Marsan), et de nouveau éliminé dès les 1/8è de finale en 1964 (contre le SU Agen). C’est à la fin de cette saison que Roland Crancée se décida à quitter les Hautes-Pyrénées pour rejoindre le F.C. Saint-Claude, où il allait devenir l’homme providentiel, celui qui le fera grandir, au point que les équipes allant jouer à Saint-Claude n’en menaient pas large, tellement le club avait su évoluer et transformer en forteresse le stade de Sergé, qui résonne encore des encouragements de Crancée à ses équipiers et du bruit sourd de ses coups de pied  placés à plus de 50 ou 60 mètres…dans des conditions qui n’avaient rien à voir avec celles d’aujourd’hui.

Oui, vraiment un grand joueur, un immense joueur que Roland Crancée, et pourtant deux sélections seulement dans le XV de France, la première en 1960  lors du dernier test de la tournée en Argentine (29-6 pour la France), contre une sélection loin du niveau qu’elle a atteint ces dernières années.  Crancée fut d’ailleurs excellent dans ce match, et il contribua largement à la victoire française au poste de troisième ligne centre, d’abord en se montrant  impérial en touche, et ensuite en marquant un des six essais français. Certes ce fut match assez facile malgré les blessures plus ou moins invalidantes de plusieurs joueurs français (Crauste, Dupuy, G. Boniface et Larrue), mais Crancée avait manifesté la même autorité que lors de ses précédentes prestations avec son club de Lourdes. Il allait aussi être très bon au cours du premier match du Tournoi 1961 contre l’Ecosse. Les Français là aussi l’emportèrent, mais cette fois ce fut à l’issue d’un match médiocre, où le pack avait souffert en mêlée malgré la blessure à la première minute de jeu du troisième ligne écossais (Stewart), qui laissa son équipe à quatorze. Cela dit, face aux sauteurs écossais, Crancée avait fait mieux que se défendre en touche, imposant même sa loi en fond d’alignement.  Bref, Crancée n’avait nullement démérité, et malgré cela jamais plus il n’apparaîtra dans le XV de France. Pourquoi ? Je ne l’ai jamais su, Jean Prat lui-même se contentant de regretter que sa carrière internationale n’ait pas l’éclat que sa classe méritait, mais ne voulant pas commenter les raisons de cet ostracisme des sélectionneurs vis-à-vis de Roland Crancée. En attendant le XV de France s’est privé pendant des années de l’apport d’un joueur exceptionnel, qui n’avait guère d’ équivalent à son poste dans le Tournoi des Cinq Nations. Un de plus ! Il n’empêche, Crancée a sa place au Panthéon des meilleurs avants français du vingtième siècle.

Michel Escatafal


L’A.S. Béziers, ancien « grand » du rugby français

Parmi les clubs qui ont marqué l’histoire du rugby amateur en France, il y a l’A.S. Béziers, dont les équipes ont remporté, entre 1961 et 1984, onze fois le Bouclier de Brennus. C’est même le troisième club le plus titré (11 titres) après le Stade Toulousain, recordman absolu (19 titres dont 12 depuis 1985) et le Stade Français (13 titres dont 5 entre 1998 et 2007), mais devant le S.U. Agen et le F.C. Lourdes (8 titres). En outre, tout autant que le F.C. Lourdes dans les années 50 ou le Stade Toulousain depuis une vingtaine d’années, l’A.S. Béziers a dominé les années 70 et même le début de la décennie 80 (10 de ses 11 titres furent acquis entre 1971 et 1984) autant qu’il fut possible de le faire, la seule différence se situant au niveau de l’apport à l’équipe de France.

Celui-ci, en effet, fut très faible en regard de la main mise biterroise sur le championnat, ce que de nombreux aficionados du rugby n’ont pas compris à l’époque, l’A.S. Béziers étant considérée d’abord comme une terrible machine de guerre avec son pack surpuissant, et sa paire de demis Astre-Cabrol, sans que cela soit suffisant pour laisser croire aux sélectionneurs qu’une ossature biterroise puisse s’imposer dans le Tournoi des 5 Nations, ou devant les grandes nations de l’hémisphère Sud. On ne peut d’ailleurs leur donner tort a posteriori, puisqu’en 1977, en pleine domination biterroise et avec seulement 2 joueurs de l’A.S. Béziers (Palmié et Paco), le XV de France était sur le toit du monde.

Faisons à présent un petit récapitulatif des grands moments vécus par ce club qui, par parenthèse, se débat de nos jours en queue de classement du championnat Pro D2…après être tombé en Fédérale 1, un destin que l’on peut rapprocher de celui du F.C. Lourdes, un peu meilleur toutefois, mais éloigné de celui du S.U. Agen ou du Stade Montois, autres clubs prestigieux, qui arrivent à survivre entre la Pro D2 et le Top 14.  Première chose à noter, la finale du championnat de France en 1921 qui opposait l’USA Perpignan au Stade Toulousain (5-0) eut lieu au Parc des Sports de Sauclières, précisément le stade où a évolué très longtemps  l’AS Béziers.

Cela étant, la gloire sportive du club a réellement commencé au début des années 60, très précisément le 22 mai 1960 quand l’AS Béziers perdit en finale contre le F.C. Lourdes (14-11). Rien d’infamant à cela, parce qu’à l’époque le F.C. Lourdes restait une très grande équipe, même s’il avait fallu remplacer les deux frères Prat partis à la retraite, F. Labazuy et Rancoule qui avaient changé de club (respectivementTarbes et Toulon), et Lacaze et Barthe passés à XIII…ce qui faisait beaucoup, les Lourdais ayant toutefois récupéré les Racingmen Crauste et Marquesuzaa et Roland Crancée, l’immense deuxième-ligne. Les Biterrois étaient les favoris pour le titre, parce qu’ils avaient battu les Lourdais deux fois en poule, mais en finale les rouge et bleu lourdais battirent les Biterrois, eux aussi habituellement en rouge et bleu, mais qui pour l’occasion étaient en jaune, grâce aux deux essais marqués par les Lourdais, contre un seul à Béziers.

Cette défaite sema la désolation dans les rangs héraultais, au point que le seconde ligne Gayraud, le dur des durs du pack biterrois pleura comme une madeleine, s’écriant : « C’est fini, je ne serai jamais champion de France ». Il se trompait, puisque l’année suivante (le 28 mai 1961) l’AS Béziers battit l’US Dacquoise des frères Albaladejo, Lasserre, Othats, Cassiède et Bérilhe, sur le score de 6 points à 3, à l’issue d’un match à la fois terne et violent qui contrastait hélas avec la période lourdaise que l’on venait de vivre. Il fallut un drop génial de son demi de mêlée Danos dans les dernières minutes pour départager les deux équipes. Dans cette équipe de Béziers, outre Danos et Gayraud, on citera l’arrière Dedieu (12 sélections), un arrière à l’ancienne c’est-à-dire dans le cas présent se contentant d’être parfait sur le plan de la défense individuelle et du coup de pied, Lucien Rogé (16 sélections), trois-quart aile à la classe folle qui aurait fait une grande carrière à Lourdes dans un cadre plus propice à l’offensive, et les avants entraînés par un expert reconnu à l’époque, Barthès, parmi lesquels on citera les troisièmes ligne Arnal et Rondi, le deuxième ligne Salas et le pilier Raoul Barrière, international lors de la tournée en Afrique du Sud (1958), qui allait remplacer Barthès en 1968, comme entraîneur du club.

En attendant l’ASB sera de nouveau en finale du championnat l’année qui suivit son premier titre, le 27 mai 1962 à Toulouse, contre le SU Agen qui l’emporta 14-11, à l’issue d’une finale qui réconcilia tous les amoureux du rugby, y compris les journalistes britanniques qui avaient fait le déplacement. Les finales, les Bitérrois commençaient à s’y habituer, puisqu’en 1964 ils affrontaient la Section Paloise pour s’attribuer de nouveau le Bouclier de Brennus. Mais là il n’y eut guère de match, et l’AS Béziers s’inclina lourdement (14-0) face à Moncla et ses copains, notamment Piqué et Capdouze, et dans le pack, Saux et Etcheverry. C’était presque le chant du cygne de ce qui restait de la génération Danos-Dedieu, et si je dis presque c’est parce que l’AS Béziers prit sa revanche quelques jours plus tard sur ces mêmes Palois dans la finale du Challenge du Manoir, qui était l’équivalent à l’époque de la Coupe de France dans le football.

Mais très vite une nouvelle génération d’une qualité et plus encore d’une densité exceptionnelle allait se révéler, et ce dès 1971 contre le RC Toulon de Gruarin et des frères Herrero, premier titre de champion de France de cette génération, avec Cantoni à l’arrière, Lavagne, Navarro, Sarda et Séguier en trois-quart, la paire de demis Astre-Cabrol, plus devant Christian Pesteil, Buonomo, Saisset, Estève, Sénal Hortoland, Lubrano et Vaquerin.  Nombre de ces joueurs allaient en effet marquer la décennie 1970, notamment Cantoni l’arrière feu-follet, Cabrol et Astre qui formèrent une paire de demis incomparable sur le plan national, les avants Estève, Saisset et Vaquerin, auxquels étaient venus s’ajouter un peu plus tard J.P. Pesteil chez les trois-quarts et devant Palmié, Martin et Paco. En 1971, l’ASB l’emporta à Bordeaux (15-9) contre Toulon après prolongations, les Biterrois ayant été sauvé de la défaite par un exploit de Cantoni peu avant la fin du temps règlementaire. L’année suivante ils confirmèrent leur emprise sur le rugby français contre le CA Brive (9-0), puis de nouveau en 1974 contre le R.C. Narbonne (16-14), dans un derby qui fit énormément de bruit, avec un drop de Cabrol à la dernière minute suite à une prise de balle en touche de Palmié, ce qui empêchera deux des plus grands noms du rugby français, Walter Spanghero et Jo Maso, d’être (au moins une fois) champion de France. Un nouveau titre qui sera confirmé l’année suivante contre Brive de nouveau (13-12), à l’issue d’une finale qui tint les spectateurs en haleine jusqu’au bout.

En 1976, l’AS Béziers fut battue par Agen en finale (13-10), mais l’emporta de nouveau en 1977 contre l’USA Perpignan (12-4), grâce à un essai de Richard Astre, et deux pénalités et une transformation de Cabrol, que l’on appellera plus tard « Monsieur Finale » tellement il faisait montre d’une remarquable régularité dans ce type de match. Et comme il faut toujours choisir une rencontre référence dans une période aussi faste, et bien je choisirais la finale de 1978,  gagnée contre l’AS Montferrand de Droitecourt, Dubertrand, Romeu, Cristina et Gasparotto. Cette finale, les Biterrois l’emportèrent sur le score de 31 points à 9 contre des Montferrandais qui, pourtant, avaient réalisé un excellent match. Jamais les Biterrois n’ont semblé plus maître de leur sujet que ce jour-là, marquant 5 essais contre un seul à Montferrand. Un vrai chef d’œuvre pour la dernière finale de la paire Cabrol-Astre !

Mais le départ de sa charnière vedette, ainsi que du troisième ligne Olivier Saisset, n’allait pas empêcher l’AS Béziers de remporter de nouveau le titre en 1980, contre le club qui allait lui succéder peu après à la tête du rugby français, le Stade Toulousain. Le club biterrois l’emporta de justesse (10-6) à l’issue d’un très beau match que les Héraultais ont quand même dominé, marquant deux essais contre aucun au Stade Toulousain, qui comptait dans ses rangs des joueurs comme Rives et Skrela en troisième ligne, mais aussi G. Martinez le demi de mêlée, Gabernet l’arrière et les trois-quarts aile Harize…et Guy Novès. Une année plus tard, 1981, les vieux guerriers biterrois battront nettement (22-13) en finale une valeureuse équipe de Bagnères, où la classe d’Aguirre et de Bertranne fut insuffisante pour compenser l’énorme supériorité du pack biterrois sur celui du Stade Bagnérais.

En 1983, l’AS Béziers, qui avait de moins en moins de ressemblance avec celle que l’on avait découverte une dizaine d’années auparavant, remportait le titre en battant le R.R.C. Nice (14-6), dans une finale cent pour cent méditerranéenne. Les Biterrois dominèrent assez facilement la rencontre grâce à leur paquet d’avants, marquant deux essais par Vachier et Escande, les demis qui avaient succédé à Astre et Cabrol. Cette équipe commandée par Lacans, grand espoir de notre rugby trop tôt disparu, qui avait perdu la quasi-totalité des éléments qui lui avaient permis de dominer le rugby français depuis 1971 (seuls restaient les inamovibles Palmié, Martin et Vaquerin), allait s’emparer à nouveau du Bouclier de Brennus l’année suivante (26 mai 1984) en battant Agen en finale sur le score de 21-21, les deux équipes étant départagées par une épreuve de tirs au but, ce qui fit entrer cette finale dans l’histoire. Elle aurait d’ailleurs mérité d’y entrer plutôt par la qualité de la rencontre entre deux équipes qui nous gratifièrent d’attaques de très bonne facture, les arrières agenais (Bérot, Sella, Mothe et Lavigne) trouvant à qui parler avec ceux de l’AS Béziers (Fabre, Joguet, Fort et Médina). Hélas pour les Biterrois, ce titre arraché dans ces conditions exceptionnelles sera le dernier d’une longue série, avant que peu à peu cette merveilleuse épopée pour les supporters biterrois se dilue dans une nuit de plus en plus profonde au fil du temps.

Michel Escatafal


La plus belle histoire d’amour du rugby français : J. Prat et le F.C. Lourdes

Quelle est le lien qui unit le F.C. Lourdes des années 50 et le Stade Toulousain depuis l’avènement du rugby professionnel ? Réponse, leur domination sur le rugby français. Je serais même tenté de dire la domination du F.C. Lourdes sur ce que j’appellerais le « rugby des champs » et celle du Stade Toulousain sur le « rugby des villes ». Si j’emploie ces expressions à propos du rugby, c’est parce que dans le rugby professionnel il y a les clubs des grandes villes qui écrasent la concurrence…et les clubs des petites villes (Brive, Agen, La Rochelle…) qui ressemblent encore un peu aux clubs de l’époque amateur. Ces derniers ont des budgets infiniment inférieurs à ceux des grosses écuries, et cela évidemment se voit en termes de résultats, même si les gros clubs sont « pillés » une partie de l’hiver ou cet automne avec la Coupe du Monde, par l’équipe de France. Cela étant le phénomène existait déjà à l’époque du rugby amateur, et j’y reviendrai.

Aujourd’hui  je vais donc parler du F.C. Lourdes à travers son joueur emblématique, Jean Prat. Dans toute grande équipe, quel que soit le sport, il y a toujours un joueur que l’on fait ressortir au milieu des autres qui, très souvent, sont quasiment aussi forts que lui mais qui n’ont pas la même influence. A Lourdes donc, après-guerre, le symbole de ce club fut un joueur né le 1er août 1923 de parents agriculteurs, dont la ferme jouxtait le stade. Mieux même, le terrain où allait s’illustrer Jean Prat appartenait à l’origine à ses parents, avant que le club ne l’achète en 1928. Quelle coïncidence, d’autant que Prat signifie « pré » en occitan ! Il était donc fatal que le jeune Jean Prat finisse par franchir le portillon d’un  stade si près de chez lui. Et comme par hasard, l’endroit préféré du gamin pour voir évoluer les joueurs de l’équipe première, les jours d’entraînement, se situait sous les poteaux. En fait c’était le meilleur endroit pour récupérer les ballons qui trainaient au-delà des limites du terrain…et le moyen idéal pour s’accoutumer à attraper un ballon aux rebonds capricieux.

Cet apprentissage forcé avec le maniement du ballon, à la main comme au pied, fut sans doute pour beaucoup dans la grande maîtrise technique qui habita Jean Prat tout au long de sa carrière. Il récupéra même un de ces ballons ovales diaboliques, parce que son père l’avait trouvé dans son jardin  derrière les gradins du stade. Un vieux ballon aux coutures usées et au cuir labouré qui était devenu hors d’usage pour les entraînements des « grands ». Ce ballon allait tellement faire le bonheur du petit  Jean Prat que son père dut lui confisquer à maintes reprises pour qu’il ne néglige pas trop ses devoirs scolaires. En fait le père ne risquait pas grand-chose, car si le jeune garçon était doué pour le rugby, il se débrouillait très bien à l’école, puis ensuite au collège, puisqu’il obtint sans retard son brevet élémentaire, un diplôme qui n’existe plus depuis longtemps, mais qui permettait autrefois d’enseigner. Et pour bien montrer que le jeune homme avait tous les dons, c’était aussi un très bon clarinettiste de l’harmonie municipale.

Mais quand même Jean Prat était plus doué pour le rugby que pour tout le reste puisqu’à 15 ans, en 1938, un certain Brandan, qui était à la fois pilier ou talonneur du F.C. Lourdes mais aussi concierge du stade, donc voisin de ses parents, demande à sa mère l’autorisation d’emmener « Jeannot » à Soustons, parce qu’on avait besoin de lui.  Sentant l’inquiétude de la mère du prodige, Brandan ajoute : «Soyez rassurée. Nous le ménagerons, je vous le promets. Il jouera à l’arrière ». Et c’est ainsi que Jean Prat débuta dans le XV fanion du F.C. Lourdes à moins de 15 ans…alors qu’il n’avait pas de licence enregistrée à la F.F.R., parce qu’il fallait avoir 15 ans révolus pour en obtenir une, mais comme il s’agissait d’une rencontre amicale il n’y avait pas de problème. En tout cas les entraîneurs et les dirigeants du club ne cachaient pas leur bonheur d’avoir récupéré un tel joyau du rugby. Il faut aussi préciser qu’à cette époque le F.C. Lourdais opérait en division d’honneur, et qu’il allait monter en division d’excellence à la fin de la saison. Cela dit Jean Prat allait se souvenir toute sa vie de cette année 1938, comme il se souviendra de l’année 1948, et plus encore peut-être de 1958. Bref, tous les dix ans, il allait se passer un évènement exceptionnel pour ce joueur hors-normes.

Mais avant de se projeter aussi loin, il y eut d’abord la guerre où le rugby passait après tout le reste, ce qui incita Jean Prat à faire aussi souvent qu’il pouvait de l’athlétisme, et notamment du cross. Il courut même le championnat national des juniors où il arriva vingt-deuxième. Certes il eut préféré jouer au rugby, mais le cross lui avait donné le goût de courir en solitaire sur les coteaux autour de Lourdes.  Et puis, la fin de la guerre approchant, le F.C Lourdes allait se reconstituer sous la présidence d’un homme qui allait marquer à jamais le F.C. Lourdes et le rugby français, Antoine Beguère, au point de donner son nom au stade où jouait le club.

Et de fait le F.C. Lourdes allait très vite devenir un club habitué aux phases finales du championnat, avec deux accessions à la finale en 1945 et 1946, mais aussi deux défaites respectivement face au S.U. Agenais (7-3) et à la Section Paloise (11-0). Ces deux finales perdues allaient modifier profondément l’approche du jeu lourdais, car Jean Prat considérait que le jeu proposé par les Lourdais était beaucoup trop restrictif. Il voulait que le F.C. Lourdes jouât comme l’équipe de France dont il était devenu une des figures marquantes. Cette équipe de France en effet, avec les Dauger, Junquas et autre Desclaux, évoluait avec une sorte d’allégresse collective bien loin du jeu pratiqué par Lourdes jusque-là.  Cela nécessitait une grande purge dont les frères Soro firent les frais, alors précisément que les combinaisons du pack s’articulaient autour d’eux. Chacun savait que la transition ne serait pas facile, mais Bordes l’entraîneur comme Jean Prat savaient que l’avènement du grand F. C. Lourdes était proche. La saison 1947-1948 allait le prouver.

Cette saison devait être celle de la consécration avec de jeunes attaquants très prometteurs et un pack toujours très solide, dont la mêlée enfonça celle du R.C. Toulon. Dix après ses débuts en équipe première, Jean Prat devenait champion de France en compagnie de son frère qui, à l’époque, jouait arrière. Cependant la suprématie lourdaise sur notre rugby mettait un certain temps à se confirmer, et il fallut attendre l’année 1952 pour que les Lourdais soulèvent de nouveau le Bouclier de Brennus contre l’USAP (20-11). Pourquoi tant de temps entre le premier et le second titre ? Parce qu’il fallait que la nouvelle génération arrive à maturité. Cette nouvelle génération c’était la deuxième ligne Guinle et Lafont, c’était aussi le formidable troisième ligne Henri Domec,  mais aussi la charnière composée des frères Labazuy, et une paire de centres qui allait émerveiller la planète rugby en France et ailleurs pendant toute la décennie cinquante, composée de Maurice Prat et Roger Martine, reléguant à l’aile un des pionniers du changement de stratégie lourdais vers un rugby plus complet, Jean Estrade.

C’était le vrai début de la domination lourdaise jusqu’en 1960. L’année suivante, en 1953, c’est le Stade Montois qui tombera sous les assauts lourdais (21-16) avec cinq dernières minutes hallucinantes où les Lourdais, pourtant dominés devant et menés 11-16, allaient renverser la vapeur en marquant deux essais, tous deux transformés par Jean Prat, ce qui me permet de préciser que Jean Prat était aussi un excellent buteur, ayant marqué notamment nombre de drop goals au cours de sa longue carrière. Personne n’oubliera ce somptueux final ! En revanche les deux années suivantes furent plutôt décevantes, du moins pour un club qui venait de remporter trois titres en cinq ans. Cela dit, en 1954, les Lourdais furent éliminés en demi-finale par une surprenante équipe de l’US Cognac, emmenée par le pilier international René Biénes,  pour un seul  point (21-20). Et encore les Cognaçais ne durent leur salut et leur accession à la finale qu’à la transformation manquée par A. Labazuy d’un essai marqué par Roger Martine à la dernière minute de jeu.

En 1955, les Lourdais étaient de nouveau en finale du championnat (à Bordeaux) contre l’USA Perpignan, qui réalisa ce jour-là un match d’une vaillance inouïe, qui avait brisé la merveilleuse technique lourdaise. Et pourtant les Lourdais menaient 6-0 après vingt minutes de jeu, dont un drop de 40 m de Jean Prat. Il faut dire aussi que l’USAP disposait d’excellents joueurs devant  (Sanac, Roucariès), mais aussi derrière avec les demis Gauby et Serre, sans oublier le centre Monié et l’ailier Torreilles. Enfin on ne serait pas complet si l’on ne tenait pas compte des fatigues ou blessures (Domec, Maurice Prat, Martine) dues en 1954 et 1955 à l’apport du F.C. Lourdes à l’équipe de France.

En revanche en 1956, 1957 et 1958, les Lourdais allaient se révéler irrésistibles. Et pour devenir champion de France, ils allaient démontrer qu’ils étaient capables de jouer comme ils le voulaient et en fonction de l’adversaire. En 1956, en finale du championnat à Toulouse, privé de leur meilleur attaquant, Roger Martine, opéré de l’épaule, le F.C. Lourdes offrit à l’équipe de Dax une extraordinaire leçon de réalisme en prenant à leur propre jeu des Dacquois, qui voulurent imposer d’entrée une terrible épreuve de force avec leurs avants surpuissants, notamment Berilhe, Lasserre ou Lapique.  Hélas pour les Landais, en moins de dix minutes, entre la vingt-cinquième et la trente-sixième  minute, ils encaissèrent deux drops de Jean Prat, et un essai de Tarricq.  Tout était consommé, et entre les coups de pied manqués de Pierre Albaladejo et l’impuissance générale de leurs avants, les Dacquois allaient subir une cinglante défaite sur le score sans appel de 20 points à zéro.

Un an après les Lourdais étaient de nouveau en finale, mais contre un adversaire d’un autre calibre, le R.C. de France qui, suite à la blessure à la tête (cuir chevelu) de son talonneur (Labèque) peu avant la mi-temps, bénéficia de l’appui total du public. Un public qui assistait à un match extraordinaire entre les deux meilleures équipes du moment. Le match fut d’autant plus intense que les Lourdais durent faire face en seconde mi-temps à la blessure à la cheville d’Antoine Labazuy, qui ne joua plus que les utilités comme deuxième arrière, ce qui obligea J. Prat à jouer centre et Martine ouvreur. Heureusement pour les Lourdais, Martine à l’ouverture égalait Martine au centre, et sur une merveilleuse percée de ce même Martine, Rancoule allait aplatir l’essai de la victoire, transformé par l’arrière Papillon Lacaze. Le Racing s’inclinait finalement 16-13, à l’issue d’une partie mémorable par sa beauté et son intensité.

Mais le summum fut atteint l’année suivante contre le S.C. Mazamet. Cette finale de 1958, voyait s’affronter deux équipes que tout opposait…à commencer par leurs deux capitaines, les deux plus grands qu’ait connus le XV de France dans son histoire passée et récente. D’un côté Jean Prat, l’homme aux 51 sélections (recordman à l’époque), l’homme qui commandait le XV de France en mars 1955 quand l’équipe de France fut privé de grand chelem par le XV du Pays de Galles (partageant la première place du tournoi), mais aussi l’homme que les Britanniques avaient surnommé « Monsieur Rugby », contre celui que l’on commençait à appeler le « Docteur Pack », Lucien Mias, qui allait conduire l’équipe de France à son plus grand exploit en Afrique du Sud quelques semaines plus tard, et qui allait remporter seule le Tournoi 1959, ce qui constituait une première.

En écrivant cela, tout était dit à propos de l’avant-match. En revanche de match il n’y eut point ou presque, tellement les coéquipiers lourdais de Lucien Mias en équipe de France furent brillants, au point d’infliger à Mazamet une défaite lourde (25-8) et même humiliante si l’on juge par la réaction de Lucien Mias, sortant des vestiaires comme un diable de sa boîte au milieu d’un groupe de supporters, pour apostropher Jean Prat en s’écriant : « Toi, ce n’est pas Monsieur Rugby qu’on devrait t’appeler. Tu es Monsieur Anti-Rugby » ! C’était une réflexion aussi insultante qu’idiote de la part du docteur Mias, mais la réplique de Jean Prat ne fut pas plus intelligente, celui-ci répliquant en disant : « Et toi quand on t’enlève ta grande gueule il ne reste plus rien» ! 

Là, pour le coup, il y avait match nul…de nullité, car Jean Prat était tellement fort qu’il pouvait dignement être considéré comme un « Monsieur Rugby », et Lucien Mias allait prouver en Afrique du Sud en juillet et août qu’il était aux dires de la presse sud-africaine « le plus grand avant de rugby qu’on ait jamais vu en Afrique du Sud ».  Et en matière de jeu d’avants, on s’y connaît au pays des Springboks ! Fermons la parenthèse pour dire que ce titre remporté en 1958 par le F.C. Lourdes était en quelque sorte le chant du cygne de cette formidable armada* lourdaise commandée par Jean Prat. L’année suivante cette équipe lourdaise sera lourdement étrillée par le Racing en demi-finale (19-3), et ce sera le dernier match de championnat de Jean Prat.

La boucle était bouclée pour lui avec son club, lequel sera de nouveau champion en 1960, avec une équipe en partie renouvelée où subsistaient toutefois Martine, Tarricq, A. Labazuy dans les lignes arrières, plus six joueurs  du pack de la finale de 1958, Crancée et Crauste remplaçant respectivement Barthe (parti jouer à XIII) et Jean Prat. Enfin en 1968, le F.C. Lourdes remportera son dernier titre avec des joueurs comme Gachassin, Arnaudet, Masseboeuf ou encore Hauser, le gendre de Jean Prat, cette équipe étant commandée par Michel Crauste, et entraînée par Roger Martine. Cette fois la boucle était bouclée pour le F.C. Lourdes, club qui nous aura fait vivre pendant une vingtaine d’années les plus pages de notre rugby de club jusqu’à l’avènement du grand Stade Toulousain de Guy Novès. Curieusement, si on fait le résumé de cette époque, on retrouve toujours des années exceptionnelles se terminant par le chiffre huit : 1938, premier match de Jean Prat en équipe première, 1948, premier Bouclier de Brennus, 1958, sans doute le titre le plus accompli, et 1968, le dernier Bouclier. Et en parlant du Stade Toulousain, on pourrait presque dire, que la saison de l’équipe championne de France 2008 fut peut-être la plus accomplie, comme pour mieux entretenir cette filiation dans l’excellence.

Un dernier mot enfin, pour noter que Jean Prat disputa 51 matches avec le XV de France du 1er janvier 1945 au 10 avril 1955, qu’il fut capitaine 16 fois entre le 10 janvier 1953 et 23 mars 1955, et que pendant son capitanat l’équipe de France avait battu pour la première fois les Néo-Zélandais (1954), et avait remporté le Tournoi des Cinq Nations en 1954 et 1955. Pendant sa période d’international, Jean Prat a inscrit 149 points avec le XV tricolore, extraordinaire performance pour un avant. Enfin, pour mémoire, il fut six fois champion de France avec le F.C. Lourdes (1948, 1952, 1953, 1956, 1957 et 1958), plus deux fois vainqueur de la Coupe de France (1945 et 1946), et trois fois  victorieux du Challenge du Manoir qui avait remplacé la Coupe de France.

Bref, il avait bien mérité son surnom de « Monsieur Rugby », ce dont Lucien Mias convenait volontiers en secret. On aurait aussi pu le surnommer « Grand Chef » tellement il voulait qu’on respectât les consignes sur un terrain, au point de gifler son frère en plein match parce qu’il avait coûté une pénalité en gardant un ballon à terre. On aurait pu aussi l’appeler « le Professeur » parce qu’il cherchait perpétuellement la perfection pour lui et son équipe, au point d’imposer à l’entraînement des heures et des heures à répéter les gestes de base du rugby, la passe par exemple.  Il a rejoint le paradis des rugbymen le 25 février 2005, et gageons qu’avec ses vieux copains lourdais disparus, ils doivent discuter de passes croisées ou de mêlées enfoncées comme sur les près de France et d’ailleurs qu’ils ont foulés ensemble.

Michel Escatafal

*L’équipe de la finale de 1958 était ainsi composée : P. Lacaze ; Rancoule, Martine, M. Prat, Tarricq ; A. Labazuy, F. Labazuy ; Domec, Barthe, J. Prat ; Guinle, Lafont ; Taillantou, Deslus, Manterola.