Les chutes et les crevaisons font partie de l’histoire du vélo

chuteA peine commencé, le Giro 2014 a connu hier sa première polémique comme seul le cyclisme sait en fabriquer. En effet, suite à une chute monumentale qui a coupé le peloton en plusieurs morceaux à quelques encablures de l’arrivée, j’ai lu avec stupéfaction sur certains sites de vélo ou de sport, qu’on se posait la question de savoir si le comportement de Cadel Evans avait été sportif en s’efforçant de réaliser le plus grand écart possible avec ses principaux adversaires (Quintana, Basso, Scarponi, Cunego) pour la victoire finale, piégés par cette chute ou, tout simplement, trop amochés pour défendre leurs chances (Rodriguez). Et oui, c’est ça le vélo de nos jours ! Tout fait polémique dans ce sport, et, comme je ne cesse de le répéter, les premiers à le maltraiter sont…ses fans, ou du moins ceux qui se considèrent comme tels. Ahurissant de bêtise, et en disant cela je suis gentil ! Pour ces soi-disant amateurs de cyclisme, tout doit être exemplaire, ces censeurs de pacotille trouvant toujours à redire à propos des coureurs, prouvant par là leur ignorance crasse sur l’histoire d’un sport qu’ils affirment aimer, alors qu’ils lui font tellement de mal.

Mais foin de ces considérations débiles, qui montrent une nouvelle fois que le vélo marche sur la tête et perd son âme à force de s’affranchir de ce qui a fait sa légende et sa gloire, et posons-nous la question de savoir au nom de quoi Cadel Evans aurait dû s’arrêter de rouler, alors qu’il avait fait travailler son équipe bien avant la chute qui a mis à terre la plupart de ses adversaires, alors aussi qu’il est certainement, parmi les cracks, le coureur le plus vigilant en course, comme en témoigne le fait qu’il soit constamment en tête du peloton, que la course soit en mode tranquille ou qu’elle soit dans une zone davantage stratégique. Oui, pourquoi faire les efforts d’être toujours bien placé (dans les tous premiers du peloton) si c’est pour s’arrêter de rouler dès qu’une chute survient dans le milieu du peloton, au prétexte qu’il y a un ou plusieurs favoris pris dans ladite chute ? Après tout, quelle que soit la peine que l’on puisse avoir pour Rodriguez, coureur que j’aime beaucoup, mais s’il avait été plus près de la tête du peloton il serait ce matin au départ de la septième étape de ce Giro, et son retard ne dépasserait pas les deux minutes sur le maillot rose, Matthews, et surtout sur Evans. Bref, ses chances seraient encore intactes de remporter enfin son premier grand tour, lui qui le mérite tant depuis plusieurs années, mais cela ne m’empêche pas de considérer cette polémique ridicule.

Et puisque mon site est surtout consacré à l’histoire du sport, je voudrais rappeler quelques anecdotes ou incidents qui n’ont guère fait parler ou écrire en des temps anciens, alors que de nos jours cela fait la une des journaux pendant des jours, des semaines ou des mois, comme ce fut le cas dans le Tour de France 2012, ou certains trouvèrent malin dans les Pyrénées de jeter des clous sur la route. En fait, plus que la stupidité du geste de ces crétins, qui provoqua nombre de crevaisons et la chute de Kiserlovski, lequel se fractura la clavicule, ce fut surtout l’attaque de Pierre Rolland qui fut stigmatisée, alors que le peloton avait attendu…Cadel Evans, principale victime de ces crevaisons parmi les premiers du classement général. Mais quel péché avait-donc commis le coureur français ? Il avait placé une attaque tout simplement, et poursuivi son effort…jusqu’à ce qu’on lui dise d’arrêter son action, ce qui avait été un motif pour les journalistes et consultants (tous anciens coureurs) de disserter longuement sur l’attitude de Pierre Rolland, alors que les équipes Lotto et Liquigas ont roulé pendant un certain temps en voyant Evans distancé. Oui, je le répète, quel péché avait  commis Pierre Rolland  en attaquant pour essayer de grappiller du temps au classement général, la même question pouvant se poser à propos de Cadel Evans hier, ce dernier avouant en parlant des coureurs : « Notre mentalité, c’est de nous battre pour la victoire ». Cela signifie aussi qu’il est permis de se demander où l’on va, si les coureurs commencent à faire le tri sur la manière dont la course doit s’organiser en fonction des évènements…et de ceux qui sont affectés par ces évènements. Est-ce bien le cyclisme  tel  que nous l’avons connu et l’aimons? Hélas, non.

Autre évènement, lui aussi récent, qui m’avait mis mal à l’aise, à savoir le fait que le peloton ait attendu A. Schleck dans le Tour 2010, alors qu’une chute lui avait fait perdre plus de quatre minutes dans une étape en Belgique. En revanche j’avais trouvé normal en 2011 de voir Evans rouler à bloc avec son équipe dans la première étape du Tour 2011, alors que Contador avait chuté et avait été retardé. C’est la course! Au fait, qui avait protesté devant cette attitude d’Evans à l’époque? Réponse : quasiment personne…ce qui était normal, à ceci près que c’était Evans qui profitait de la situation, alors que si cela avait été Contador à la place d’Evans,  j’imagine les torrents de haine qui auraient été déversés par les forumers sur le crack espagnol, d’autant qu’il ne devait sa participation au Tour de France que parce qu’il avait été blanchi par sa fédération après son contrôle anormal lors du Tour 2010. Il suffit de voir tout ce qui a pu être dit et écrit lors de l’incident mécanique d’A. Schleck dans le Port de Balès (Tour de France 2010) pour s’en convaincre, alors que cet incident de course résultait certainement d’une maladresse du coureur luxembourgeois.

Cela signifie que ce nouveau cyclisme à dominante anglo-saxonne est celui d’une solidarité  choisie et même élitiste, où certains peuvent tout se permettre et d’autres non, où les coureurs entre eux finissent par s’invectiver dans les médias, bref un cyclisme où la régulation est très sélective. A l’âge d’or du vélo, si un coureur venait à être victime d’un incident de course, ses adversaires pouvaient très bien en profiter s’ils estimaient que les circonstances l’exigeaient, sans que cela ne soit la règle. En fait, à cette époque on était pragmatique, contrairement à ce qui se passe aujourd’hui, et s’il y avait des débats à l’intérieur de la communauté, cela ne regardait pas forcément la presse ou les suiveurs. Aujourd’hui tout cela est terminé, et on voit des coureurs souhaiter, sans le moindre scrupule, que tel coureur soit interdit sur certaines épreuves…sous le prétexte bien commode de la morale, elle-même liée à la lutte contre le dopage. A ce propos, on en voit même certains  qui se permettent de porter des jugements sur leurs pairs, comme si les vertus n’étaient pas le plus souvent des vices déguisés. Il suffit de lire ce qu’a écrit récemment l’épouse du vainqueur du Tour de France 2013, Chris Froome, dans un tweet assassin dans lequel tout le monde a reconnu qu’elle parlait de Contador. En effet, elle a cru malin d’affirmer : « Un ancien dopé peut gagner le Tour cette année », phrase ô combien malheureuse vu les soupçons qui entourent depuis deux ans les performances extraordinaires de son champion de mari, même si rien ne prouve que Froome soit dopé.

Fermons la parenthèse et citons maintenant quelques anecdotes illustrant pleinement mon propos, et démontrant qu’autrefois le peloton était maître de ses décisions sans que cela ne fasse polémique. La première qui me vient à l’idée s’est passée lors du Tour d’Italie 1953, avec Hugo Koblet comme principal protagoniste, ce dernier ayant chuté lourdement lors de la quatrième étape, par la faute d’un enfant qui essayait de s’emparer d’une musette destinée à un des coureurs au premier contrôle de ravitaillement. Mais le plus intéressant fut l’attitude du peloton, régi par Coppi et Bobet, l’un et l’autre refusant de voir le peloton exploiter la chute de leur plus grand rival. Un rival qui pourtant leur tapait sur les nerfs en attaquant à tout va, par exemple en début d’étape, ce qui avait pour conséquence de fatiguer tout le monde…y compris ses coéquipiers de l’équipe suisse. Attitude d’autant plus surprenante qu’elle était suicidaire, parce qu’au moindre coup de Trafalgar le champion suisse pouvait se retrouver sans équipier pour l’aider.

Malgré tout, ce jour-là les cadors du peloton ont décidé de faire une fleur à Koblet en attendant son retour éventuel dans le peloton, et ce même si certains bruits alarmistes (totalement faux) le décrivaient comme ayant été tellement touché qu’il avait perdu connaissance et qu’il était entre la vie et la mort. Le plus amusant est que  Koblet de son côté ignorait tout de ce qui se disait sur lui, de même que l’attitude du peloton à son égard, Coppi lui-même allant ramener à la raison un gregario italien anonyme (Rossello), qui  voulait profiter de ce vent de panique pour se montrer à son avantage. Koblet ignorait tellement tout,  que le fantastique coureur suisse s’était lancé dans une chasse échevelée, lâchant  un à un tous ses accompagnateurs, notamment ses coéquipiers suisses, à l’exception de Fritz Schaer…qui ne lui était d’aucune utilité parce qu’incapable de le relayer.

Résultat, Koblet réintégra le peloton après une poursuite folle d’une quinzaine de kilomètres, sans  jamais s’être aperçu qu’on l’avait attendu, reprenant tranquillement sa place dans les premières places du peloton comme si de rien n’était. Il terminera l’étape avec les meilleurs. Entre parenthèse, le fait que le peloton n’ait pas condamné ce jour-là le leader suisse fut une très bonne chose, parce que Coppi et Koblet se sont livrés dans ce Giro l’un des plus beaux et des plus grands duels de l’histoire du cyclisme sur route, Coppi l’emportant au final avec 1mn29s d’avance sur celui que l’on avait surnommé « le Pédaleur de charme ». Cependant une telle attitude du peloton était loin d’être la règle à l’époque, y compris quand Coppi figurait parmi les protagonistes de l’affaire. Ainsi dans le Giro 1949, le campionissimo profita largement d’une crevaison de Bartali pour s’envoler sans état d’âme dans le célèbre Pordoï, lors de la première grande étape de montagne qui arrivait à Bolzano. A l’arrivée Coppi l’emporta reléguant son rival, qui s’était épuisé à vouloir revenir sur lui après sa crevaison, à plus de six minutes. Et tout le monde avait trouvé cela normal !

Autre exemple, lors du Tour de France 1958 que Charly Gaul faillit perdre suite à la rupture de son plateau de dérailleur, ce qui allait l’obliger à rouler cent kilomètres sur le vélo de son compatriote, coéquipier et ami Marcel Ernzer. Plus encore que cela, même si le vélo d’Ernzer était un peu grand pour lui, plus encore que la chaleur que Gaul n’aimait pas, ce fut surtout l’initiative de Raphaël Geminiani qui condamna ce jour-là le grimpeur luxembourgeois.  « Gem » profita, en effet, des ennuis mécaniques de « l’Ange de la Montagne » pour l’attaquer avec l’aide  de trois de ses équipiers (Busto, Chaussabel et Dotto). Du coup Geminiani s’empara du maillot jaune, reléguant son rival à plus de onze minutes. Celui-ci se vengera deux jours plus tard en écrasant le Tour dans la pluie et le vent sur les pentes des cols de la Chartreuse, laissant son plus proche adversaire (Adriaenssens) à huit minutes et Geminiani à un quart d’heure. Un des plus beaux exploits de l’histoire du Tour, que l’on peut comparer à la remontée de ce même Charly Gaul lors du Giro 1956, à la faveur de l’escalade du Monte Bondone sous la neige.

Je pourrais aussi citer l’étape, ô combien fameuse du Tour de France 1964, menant les coureurs d’Andorre à Toulouse, où, après avoir frôlé la correctionnelle, suite à un méchoui trop bien arrosé un jour de repos, Jacques Anquetil avait  tellement bien rétabli la situation, après être passé avec plus de quatre minutes de retard sur Poulidor au sommet de l’Envalira, qu’il finit l’étape avec deux minutes d’avance sur ce même Poulidor. Mais il faut préciser que ce dernier jouant de malchance fut obligé, à peine rejoint par Anquetil, de s’arrêter en raison d’une roue arrière brisée. Très vite dépanné, le coureur limousin sauta sur sa nouvelle machine…mais son mécanicien le fit tomber. Une chute certes sans gravité, mais qui provoqua un saut de chaîne. Le temps de tout remettre en place et Anquetil, accompagné de Georges Groussard qui défendait son maillot jaune avec quelques équipiers, était déjà loin devant. Poulidor perdra deux minutes dans cette étape, et Anquetil remportera le Tour avec 55 secondes d’avance. Le coureur normand avait bien profité de la situation…sans que personne ne s’en offusque, les supporteurs de Poulidor invoquant la malchance légendaire de leur favori.

Autre exemple, pendant  le Tour de France 1971, quand Merckx creva lors de la dixième étape  Saint-Etienne – Grenoble dans  la descente du col du Cucheron,  alors qu’il n’avait plus d’équipier autour de lui, ceux-ci s’étant éreinté à courir après Désiré Letort échappé auparavant, afin de servir d’éclaireur à Luis Ocaña en vue d’une offensive soigneusement programmée. Eddy Merckx creva donc dans cette descente, et ce fut le moment que choisit Ocaña pour passer aussitôt à l’offensive accompagné de Thévenet, Petterson et Zoetemelk, les quatre hommes terminant aux quatre premières places, la victoire revenant à Bernard Thévenet. Merckx de son côté arrivait 1mn 36s après le quatuor de tête, et perdait son maillot jaune au profit de Zoetemelk, lequel devançait Ocaña d’une petite seconde.

Dernier exemple qui me vient à l’esprit, celui de J.F. Bernard, victime d’une crevaison lors du Tour de France 1987, alors qu’il portait le maillot jaune, et que personne ne l’avait attendu. Cet incident, ô combien dramatique pour lui, était survenu le lendemain de son formidable exploit dans le Ventoux (c.l.m.), où il avait laissé Herrera à plus d’une minute et Roche à cinq minutes. Bien qu’ayant chassé furieusement pendant presqu’une centaine de kilomètres derrière Roche et Delgado, il avait perdu plus de quatre minutes à l’arrivée de l’étape à Villard-de-Lans, laissant le maillot jaune au coureur irlandais…ce qui avait beaucoup chagriné ses supporteurs, dont je faisais partie, d’autant que sans cette crevaison c’est lui qui, à coup sûr, aurait gagné le Tour. Cela étant, ce n’est pas pour cela que j’ai considéré que Roche avait volé son Tour de France, victoire qui lui avait permis de remporter la même année le Tour, le Giro et le Championnat du monde sur route. Tout  cela pour dire que si j’aime le vélo pour ce qu’il est, pour le plaisir qu’il nous procure, je goûte moins son évolution depuis quelques années, où une certaine forme d’honnêteté devient  en réalité la pire de toutes les malices, comme aurait dit Alexandre Dumas fils.

Michel Escatafal


Luis Ocaña, le Campeador de Mont-de-Marsan (partie 2)

Luis OcanaLe Tour de France 1971

Au départ de ce Tour de France 1971, Ocaña avait à sa disposition une équipe Bic très forte (Labourdette, le Danois Mortensen, Berland, Campaner, Genty, Grosskost, Letord, Vasseur et Johnny Schleck) qui supportait parfaitement la comparaison avec la Molteni de Merckx (Bruyère, Huysmans, Mintjens, Spruyt, Stevens, Sweerts, Van Schill, Van Springel et le Néerlandais Marinus Wagtmans). Cette équipe Bic prouvera sa valeur à maintes reprises, et saura tranquilliser son leader chaque fois que cela s’avèrera nécessaire, par exemple lors de l’incursion du Tour en Belgique, qui faisait très peur à quelques favoris, dont l’Italien Motta, le Portugais Agostinho et plus encore peut-être Ocaña. Ces favoris, sauf Agostinho et Bracke, nous allions les retrouver aux avant-postes  dès la deuxième étape entre  Mulhouse et Strasbourg, où Eddy Merckx, vainqueur devant De Vlaeminck, fit un travail tellement considérable que cent quinze coureurs terminèrent à dix minutes.

Après le passage en Belgique qui n’apporta finalement aucun changement parmi les candidats aux premières places, le Tour de France atteignit la station du Touquet, où les coureurs bénéficièrent de leur premier jour de repos, avec une situation très resserrée entre les premiers du classement général. Luis Ocaña, par exemple, accusait un retard de moins de cinquante secondes sur Eddy Merckx, ce qui était peu avant la première grande incursion en montagne entre Nevers et Clermont-Ferrand, comportant l’arrivée au sommet du Puy-de-Dôme.  Qu’allait-il se passer sur ces pentes à jamais célèbres depuis le fameux mano a mano entre Anquetil et Poulidor en 1964 ? Pas tout à fait ce qui était envisagé par de nombreux suiveurs, puisque sur une franche attaque de Raymond Delisle, puis ensuite de Tamames et Paolini, Merckx parut en difficulté. C’est le moment que choisit le jeune Bernard Thévenet pour attaquer à son tour, avec Ocaña dans son sillage. Et, ô surprise, Merckx semblait « planté » sur son (trop) gros développement, et ne put accompagner ses rivaux.

Un peu plus haut, Thévenet et Ocaña rejoignirent Tamames et Paolini, et les laissèrent sur place, avant qu’Ocaña ne place une accélération qui le mit en un instant hors de portée de ses adversaires. L’Espagnol de Mont-de-Marsan s’envola au milieu de l’épais brouillard qui dissimulait le sommet, et s’il ne creusa pas un écart considérable (7 secondes sur Zoetemelk et 13 sur Agostinho), il parvint à reprendre une quinzaine de secondes à Merckx, qui s’était bien repris dans le dernier kilomètre et qui conservait ainsi son maillot jaune. Il n’empêche, cet épisode ne faisait qu’accroître la confiance d’Ocaña, lequel se disait qu’avec les Alpes, puis ensuite les Pyrénées à venir, ses chances de gagner devenaient réelles, étant entendu qu’il perdrait au maximum 30 ou 40 secondes sur le champion belge le dernier jour contre-la-montre entre Versailles et Paris, sur une distance de 53 km.

La suite allait être encore plus favorable pour  notre Landais d’adoption, puisque dans la dixième étape, Saint-Etienne – Grenoble, Merckx creva dans la descente du col du Cucheron alors qu’il n’avait plus d’équipier autour de lui, ces derniers s’étant épuisé à chasser depuis la Croix Bayard Désiré Letord, envoyé en éclaireur par le directeur sportif des Bic, Maurice de Muer, pour préparer une offensive de Luis Ocaña. En fait cette crevaison allait chambouler les plans de l’équipe Bic, même si elle avait atteint son objectif en isolant complètement Eddy Merckx, car au moment où le coureur belge zigzaguait dangereusement à cause de sa crevaison avant même de poser les pieds au sol, Ocaña passa aussitôt à l’offensive accompagné de Thévenet, Petterson et Zoetemelk, les quatre hommes terminant aux quatre premières places, la victoire revenant à Bernard Thévenet. Merckx de son côté arrivait 1mn 36s après le quatuor de tête, et perdait son maillot jaune au profit de Zoetemelk, qui devançait Ocaña d’une petite seconde, mais pour ce dernier l’essentiel était que Merckx fût derrière lui au classement général. Et tout cela grâce à un incident mécanique, ce qui à l’époque n’a offusqué personne…contrairement à ce que l’on a pu entendre en 2010 dans le Port de Balès, où Andy Schleck eut un incident mécanique au plus mauvais moment, ce qui profita à Contador.

A ce moment la plupart des suiveurs étaient partagés sur l’issue de ce Tour 1971, beaucoup voyant dans cet épisode un signe que Merckx pouvait le perdre, alors qu’il lui était destiné quelques jours auparavant. C’était l’avis de Louison Bobet, qui, en outre, appréciait au plus haut point le spectacle dans la mesure où celui-ci retrouvait une part d’incertitude, après deux années d’outrancière domination du « Cannibale ». Le triple vainqueur du Tour allait vite avoir confirmation que Merckx était vulnérable. Il suffisait d’attendre le lendemain dans l’étape menant les coureurs de Grenoble à Orcières-Merlette, qui restera pour l’éternité comme un des plus beaux moments de l’histoire du Tour de France. Ce jour-là, en effet, Ocaña allait nous offrir un morceau d’anthologie digne du meilleur Fausto Coppi, celui des Tours de France 1949 et 1952 ou du Giro 1953. Et si nous faisons cette comparaison, c’est parce que Luis Ocaña  allait mettre à genoux le grand Eddy Merckx lui-même, coureur au palmarès déjà exceptionnel à cette époque.

Cette étape mérite d’être contée par le menu. La course démarra dès le kilomètre 13, à la sortie de Grenoble où se dresse la célèbre côte de Laffrey, qui allait imposer au peloton, fourbu par les efforts de la veille, un effort d’autant plus terrible que la canicule faisait déjà son œuvre sur les organismes. Cette chaleur n’empêcha pas Agostinho de démarrer dès les premiers hectomètres de la côte, suivant en cela les consignes de Géminiani qui dirigeait à l’époque l’équipe Hoover-De Gribaldy. Aussitôt Ocaña bondit dans sa roue suivi par Van Impe et Zoetemelk…mais pas par Merckx. De quoi donner à ces coureurs un moral à toute épreuve, notamment Ocaña, qui assurait un train d’enfer sans demander le moindre relais à ses accompagnateurs.

Ceux-ci déposèrent les armes un à un dans le col du Noyer, le dernier lâché étant Lucien Van Impe, remarquable grimpeur belge, six fois vainqueur du Grand prix de la Montagne dans le Tour de France et vainqueur du classement général en 1976. Du coup Ocaña se trouvait seul alors qu’il restait encore 70 km à parcourir, mais à ce moment le fier hidalgo de Mont-de-Marsan ne sentait plus les pédales. De son propre aveu il volait littéralement, comme si à travers cette chevauchée fantastique il réalisait son rêve d’enfant, oubliant du même coup tout ce qu’il avait enduré comme échecs ou déboires avant d’en arriver là, effaçant aussi l’impression d’invincibilité attachée à la personne d’Eddy Merckx. Cette fois le « Cannibale » était à sa merci, et il fallait l’éliminer définitivement de la course au maillot jaune. La mission fut accomplie à la perfection, Ocaña ralliant l’arrivée au sommet d’Orcières-Merlette avec 5mn 52s d’avance sur Van Impe, et 8 mn 42s sur un Merckx au visage marqué comme jamais, accompagné de Zoetemelk, Petterson et Labourdette, équipier de Luis Ocaña .

Ocaña avait-il gagné le Tour de France ? Sans doute car, sauf accident, il était impossible, compte tenu de la supériorité de l’Espagnol en montagne, que le super champion belge puisse rattraper un retard au classement général de 9 mn 46 s. En tout cas il avait remporté une bataille somptueuse, qui ne laissait aucun doute sur la suprématie qui était la sienne sur l’ensemble du peloton, un peloton qui aurait été complètement décimé (60 coureurs éliminés) si les organisateurs n’avaient pas décidé de ramener les délais d’élimination de 12 à 15%. Cependant, avec Eddy Merckx, il fallait toujours se méfier, car si admettre une défaite, aussi lourde soit-elle, lui paraissait acceptable, il n’était pas question de se rendre sans combattre. Et il allait le prouver lors de l’étape suivante, ce qui offrit au Tour de France une nouvelle journée exceptionnelle.

La riposte avait été préparée le lendemain de l’arrivée à Orcières-Merlette, pendant la journée de repos, par le directeur sportif du « Cannibale », Guillaume Driessens, le but étant de mettre au point une stratégie destinée à déstabiliser Ocaña, moins habitué que Merckx à la pression imposée par le maillot jaune. La meilleure preuve qu’Ocaña n’imaginait pas qu’il pût se passer quelque chose entre Orcières et Marseille, nous la retrouvons dans le fait qu’il faillit manquer le départ à cause des multiples interviews auxquelles il se crut obligé de répondre. C’était oublier qu’il avait en face de lui un combattant exalté, résolu et irréductible, qui avait élaboré un plan diabolique qui pouvait lui permettre, en cas de réussite, de rattraper une partie de son retard, et surtout d’atteindre le moral de son rival. Ce plan consistait à lancer à fond l’étape dès les premiers hectomètres à la faveur des six kilomètres de descente du sommet de Merlette au lieu-dit Les Granauds, la pente devenant beaucoup plus douce par la suite. Ce fut Wagtmans, intrépide descendeur, qui fut désigné pour sonner la charge avec dans son sillage toute l’équipe Molteni, plus quelques coureurs comme Aimar, lui aussi excellent descendeur, et un seul coureur de l’équipe Bic, Désiré Letord. Mais où était le maillot jaune ? A l’arrière tout simplement, d’autant qu’après trois kilomètres de descente l’Espagnol Zubero tomba devant lui, ce qui contraria quelque peu la mise en place de la poursuite.

Celle-ci allait durer pendant cinq heures, en fait jusqu’à l’arrivée sur le Vieux-Port, l’écart entre le groupe de tête et celui du Maillot jaune oscillant entre une et deux minutes pendant près de 250 km. L’allure de cette étape fut tellement folle que l’arrivée se déroula presque sans spectateurs, les coureurs ayant une demi-heure d’avance sur le meilleur horaire prévu. Pour l’anecdote, le vainqueur de cette étape ne sera pas Eddy Merckx, bien qu’il l’eût amplement mérité, mais l’Italien Armani qui le devança d’un pneu sur la ligne. Résultat, Merckx avait repris 1mn 56s à son rival espagnol, ce qui fit dire à nombre de suiveurs qu’en fait le Belge avait remporté une victoire à la Pyrrhus, dans la mesure où il était encore à 7 mn 34 secondes d’Ocaña au classement général, sans parler de la débauche d’efforts qu’il s’était imposé et avait imposé à son équipe, alors que l’équipe Bic avait pu compter sur l’aide, ô combien précieuse, des Fagor-Mercier qui défendaient le maillot vert de Cyrille Guimard….dont l’adversaire principal était précisément Eddy Merckx. A noter que cinquante coureurs n’ayant pu suivre le train infernal des deux groupes antagonistes allaient frôler l’élimination !

Le Tour était-il fini cette fois après ce magnifique baroud d’honneur d’Eddy Merckx et des Molteni ? Certainement…sauf accident, impression confirmée par l’étape contre-la-montre du lendemain entre Albi et Revel sur une distance de 16 kilomètres. En effet, si Merckx remporta l’étape, il ne reprit que 11 secondes au porteur du maillot jaune, celui-ci devançant dans l’ordre Grosskost, Guimard et Bracke. Plus que jamais, surtout avec les Pyrénées à venir, Ocaña sentait la victoire à sa portée, alors que Merckx savait au fond de lui-même qu’il était battu. Il le savait tellement, que ne supportant pas l’idée de la défaite il chercha une mauvaise querelle à son adversaire, affirmant que celui-ci avait été avantagé par la présence à ses côtés d’une voiture de la télévision, ce qui était faux, et prétendant qu’une moto arrêtée dans un virage avait été tout près de le faire tomber. Autant d’arguties inutiles et indignes d’un grand champion, qui refusait d’admettre qu’il était en train de se faire battre par plus fort que lui. En outre cela ne faisait que contribuer à accentuer l’animosité des Français à l’égard de Merck, et, par voie de conséquence, à installer encore un peu plus « l’Ocamania » dans notre pays, les Français étant vexés de voir un Belge écraser un à un tous les coureurs français ( Pingeon, Poulidor, Aimar…) dans le Tour de France et ailleurs.

Pourtant Ocaña ne remportera pas ce Tour, par la faute des dieux qui déclencheront une tempête dans la descente du col de Mente, après que le coureur castillan eut réprimé, avec une extrême facilité, une attaque désespérée de Merckx dans la montée. Attaque qui démontrait à quel point était grande la supériorité d’Ocaña dès que la route s’élevait. Ce dernier s’était d’ailleurs promis de régler définitivement son compte à son rival dans le col du Portillon, précédant l’arrivée à Luchon. Hélas pour lui, son Tour de France allait s’achever dans cette maudite descente, par la faute des dieux certes, mais surtout par la faute involontaire d’Eddy Merckx lui-même. En effet, alors qu’un énorme orage venait d’éclater dans la montagne, où pluie et grêle se mêlaient transformant la route en patinoire, Merckx dérapa dans un virage et tomba…entraînant dans sa chute Ocaña.

Merckx se releva prestement après avoir remis sa chaîne en place, Ocaña faisant de même. Mais, par précaution, Ocaña choisit de changer la roue arrière que lui tendait Maurice de Muer. L’opération se déroula parfaitement, sauf qu’au moment de repartir, arriva Zoetemelk incapable de s’arrêter avec son pneu avant crevé, percutant de plein fouet le coureur de Mont-de-Marsan. Touché aux reins, le porteur du maillot jaune se retrouvera un peu plus tard à l’hôpital de Saint-Gaudens. Le Tour avait basculé sur un coup du sort, preuve que rien n’est fini avant d’avoir franchi la ligne d’arrivée. Cet épisode dramatique allait déclencher une cabale anti-Merckx aussi stupide que vaine, certains « supporters » d’Ocaña allant jusqu’à cracher sur le coureur belge dans l’ascension des cols. Ah, les soi-disant supporters ! Quel manque d’égards envers les coureurs, alors que ceux-ci se respectent entre eux ! La preuve, Merckx refusa de porter le maillot jaune lors de l’étape suivante par respect pour Ocaña, dont il avait provoqué bien involontairement le malheur. Cela dit, le comportement des « supporters » n’a guère changé depuis cette époque.

Pour revenir à ce Tour 1971, tellement extraordinaire à tous points de vue, le résultat final en est presque anecdotique. Ce fut Merckx qui l’emporta avec 9mn 52 s d’avance sur Zoetemelk et 11mn 06s sur Van Impe. Néanmoins, pour tout le monde, le vainqueur moral était Luis Ocaña, qui l’emportera deux ans plus tard, en 1973, sans avoir le plaisir de battre Merckx, absent cette année-là, qui avait préféré tenter et réaliser le doublé Vuelta-Giro. Le grand champion belge avait eu raison de ne pas venir affronter son rival espagnol dans ce Tour, car il aurait été laminé de la même façon que Thévenet, deuxième à plus d’un quart d’heure au classement général, Fuente et Zoetemelk, respectivement troisième et quatrième à 18 minutes, Van Impe terminant cinquième à plus de 26 minutes !

Oui, ceux qui n’ont pas connu cette époque doivent savoir que Luis Ocaña, dans ses moments de grâce, pouvait dominer Eddy Merckx dans un grand tour, comme il le démontra en 1971, à condition d’y arriver en bonne santé et d’être épargné par la malchance. Il était supérieur au Belge en haute montagne, et presque son égal contre-la-montre. C’est pour cela que j’ai écrit précédemment que Luis Ocaña me faisait penser à Hugo Koblet, seul authentique rival du meilleur Coppi au début des années cinquante, à peine moins fort que lui dans les cols, mais quasiment son équivalent contre-la-montre. Il y fait d’autant plus penser que, comme le fuoriclasse suisse, il donna l’impression de passer dans le cyclisme comme une étoile filante, avec la beauté et le romantisme qui s’y rattachent. Enfin, dernière similitude dramatique entre ces deux surdoués, ils eurent une vie aussi courte que leur carrière, Koblet étant décédé à l’âge de 39 ans, et Ocaña à 49 ans. Cela étant, le peu d’années qu’on les a vus sur un vélo sont largement suffisantes pour que leur nom figure au Panthéon des coureurs cyclistes.

Michel Escatafal.


Luis Ocaña, le Campeador de Mont-de-Marsan (partie 1)

OcanaIl arrive parfois que trop de communication se retourne contre ceux qui se livrent à ce jeu…presque obligatoire de nos jours. Si j’écris cela c’est parce que le vainqueur du dernier Tour de France, Chris Froome, qui a écrasé sur la route tous ses concurrents, vient de révéler…qu’il était malade depuis quatre ans, souffrant de bilharzioze, une maladie tropicale parasitaire qui, chez les adultes, peut diminuer leurs capacités de travail. Il n’en fallait évidemment pas davantage pour que certains s’interrogent encore un peu plus sur ce coureur venu de nulle part, avant de réussir l’exploit de finir second du Tour d’Espagne 2011, après avoir aidé son leader, Wiggins, durant la quasi-totalité de l’épreuve.

Depuis Froome a fait son chemin, au point d’avoir réduit au rôle de comparse des coureurs comme Contador, Rodriguez, Valverde, Kreuziger ou Quintana, entre février et juillet. Je ne participerais pas évidemment à ce débat, car, jusqu’à preuve du contraire, Froome a tout simplement été le meilleur, comme tant d’autres vainqueurs du Tour de France avant lui. J’ajoute en plus, que celui qui pourrait être considéré comme son plus grand rival, Alberto Contador, a reconnu lui-même que Froome lui avait été supérieur, et surtout qu’il s’était mieux préparé que lui, en évitant notamment de se disperser dans des opérations commerciales, incompatibles avec le métier de coureur cycliste au plus haut niveau. Espérons que Contador aura compris cette leçon douloureuse, ce qui lui permettra de retrouver son vrai niveau, pour le plus grand bonheur de ses fans et des amateurs de vélo. Un duel au sommet entre Froome et Contador au maximum de leurs moyens, voilà qui enchante déjà les amateurs de vélo, les vrais du moins, ceux qui ne voient pas ce sport uniquement à travers le prisme du dopage, un duel qui rappellera aux amateurs de vélo ceux qui ont opposé Coppi et Bartali, Coppi et Koblet, Anquetil et Poulidor, Hinault et Fignon ou Merckx et Ocaña.

En évoquant ces deux derniers noms, cela me fait une transition toute trouvée pour signaler que le site de cyclisme espagnol Biciciclismo, que je recommande à tous les hispanophones, a longuement évoqué ces derniers jours un livre qui vient de sortir, consacré à Luis Ocaña, un des plus doués parmi les grands champions qu’a connu le cyclisme sur route. Un champion que l’on connaît très bien en France, puisqu’il a passé la plus grande partie de sa vie chez nous, plus particulièrement dans le Sud-Ouest (Gers, Landes), où il est arrivé à l’âge de 12 ans. Ocaña a également travaillé dans cette région, obtenant son premier emploi (apprenti menuisier) à l’âge de 15 ans à Aire sur Adour. Ensuite il déménagera à Mont-de-Marsan (Landes) pour intégrer l’équipe cycliste du Stade Montois, qu’il rendra presque aussi célèbre que son équipe de rugby avec les Boniface et Darrouy. Dans la capitale landaise, ville qui a la chance d’avoir un vélodrome avec une piste en asphalte, il fera connaissance de celle qui allait devenir sa femme, Josiane, fille d’un transporteur montois, cette dernière lui ayant remis le bouquet de vainqueur lors d’un grand prix cycliste à Saint-Pierre du Mont, commune attenante à Mont-de-Marsan.

On comprend pourquoi à travers cette mini biographie relative à sa jeunesse, on l’appelait, quand il gagnait,  l’Espagnol de Mont-de-Marsan. En revanche, et c’est bien français, quand il perdait il redevenait espagnol tout court. Pour ma part je l’appellerais Campeador, qui signifie guerrier illustre ou vainqueur de batailles, tellement il eut à en livrer, sur la route comme dans la vie de tous les jours, sa santé n’étant pas, hélas, à la hauteur de son extraordinaire talent, ce qui l’a privé d’un palmarès bien au-dessus de celui qu’il affichait en fin de carrière. Et pour couronner le tout, quand il n’était pas malade, c’est la malchance qui le frappait, comme par exemple dans le Tour de France 1971, qu’il dominait cette année-là de la même manière que le fit 20 ans plus tôt, dans la même épreuve, un autre surdoué à qui il ressemblait beaucoup, Hugo Koblet. Si j’évoque cette ressemblance avec le merveilleux coureur suisse (voir mon article sur ce site intitulé Koblet : une image magnifiée du vélo), c’est parce qu’ils durent affronter l’un et l’autre les deux plus grands champions de l’histoire du vélo, Coppi et Merckx, parvenant même parfois à les dominer « à la régulière », même à leur plus belle époque.

En faisant ce rappel historique, cela me fait une transition toute trouvée pour évoquer précisément ce fameux Tour de France 1971, qui a consacré définitivement Luis Ocaña comme un très grand champion. A ce moment, Luis Ocaña, avait 26 ans, et comptait déjà à son palmarès la semaine Catalane et le Midi-Libre (1969),  mais aussi la Vuelta et le Dauphiné, sans oublier sa victoire en solitaire dans l’étape du Tour de France, Toulouse-Saint-Gaudens, autant de courses remportées en 1970. Mieux encore, il avait failli battre le crack belge dans le Dauphiné 1971, Merckx ne devant son salut qu’à la pluie…ennemie de Luis Ocaña. Certes ce dernier n’avait pas gagné, mais ce Dauphiné allait s’avérer comme  une sorte de déclic pour le fier Espagnol, d’autant qu’outre ses qualités de grimpeur connues et reconnues, c’était aussi un remarquable rouleur, comme il l’avait démontré en 1967, en remportant le grand prix des Nations amateurs.

Et s’il en fallait une preuve supplémentaire, nous l’aurions dans ce même Dauphiné 1971, où il ne concéda que vingt-quatre secondes à Eddy Merck sur les 27 km séparant Le Creusot de Montceau-les-Mines, récupérant même une seconde dans la deuxième moitié du parcours. Pour situer la valeur de la performance d’Ocaña, il suffit de savoir que Ferdinand Bracke, le recordman du monde de l’heure, avait terminé à la troisième place à 40 secondes, lui-même devançant dans l’ordre Grosskost, Thévenet et Poulidor. Une telle performance ne pouvait que conforter l’Espagnol de Mont-de-Marsan dans ses certitudes, d’autant que pour la première fois depuis longtemps il ne souffrait d’aucun mal récurrent, notamment le foie, grâce au traitement prescrit par un médecin de Bilbao.

Michel Escatafal


100 Tours de France et 110 ans de passion (2)

contadorPartie 2 : Le Tour est devenu un des évènements majeurs du sport de compétition

Ce n’est vraiment qu’après la deuxième guerre mondiale que le Tour de France va prendre sa dimension définitive. Il y sera obligé en raison de la forte concurrence du Tour d’Italie, celui-ci bénéficiant de la notoriété des deux cracks de l’époque, les campionissimi Bartali et Coppi, qui remportèrent le Tour respectivement en 1948 et 1949. Ils succédèrent à Robic, vainqueur en 1947 de la première édition de l’après-guerre, avec pour particularité d’avoir endossé son premier maillot jaune le jour de l’arrivée à Paris. Ensuite tous les vainqueurs jusqu’en 1965 ont des noms prestigieux figurant au Panthéon du cyclisme, Kubler, Koblet, Coppi de nouveau, Bobet par trois fois, Anquetil cinq fois, Gaul, Bahamontes, Nencini et Gimondi. Tous sauf un, Walkowiak,  qui, en 1956, remporta la seule victoire de sa carrière professionnelle, en gagnant la Grande Boucle grâce à une échappée (19 mn d’avance sur le peloton) qui lui permit de repousser très loin ses opposants.

En  1966, c’est un vaillant équipier de Jacques Anquetil, Lucien Aimar, qui allait l’emporter bénéficiant totalement de la lutte stérile que se livrèrent Poulidor et Anquetil, celui-ci préférant voir n’importe quel coureur s’imposer plutôt que Poulidor. Ensuite, en attendant l’ère Merckx,  le Tour se cherchera un patron qu’il ne trouva pas, et que ne sera pas Raymond Poulidor qui, comme Eugène Christophe, aurait mérité de l’emporter au moins une fois. Pingeon en 1967, année où Tom Simpson trouva la mort dans le Ventoux, et Janssen l’année suivante, assureront la transition avant les cinq victoires d’Eddy Merckx.

Le Belge en fait n’aura qu’un adversaire à sa taille à sa grande époque, Luis Ocana, qui s’imposa en 1973. C’est un Français, Bernard Thévenet, qui mettra réellement fin à la suprématie du « Cannibale » en 1975. Mais Merckx parti, la transition ne sera pas longue, car un autre immense champion prenait le pouvoir en 1978 : Bernard Hinault. « Le Blaireau », comme on l’appelait, allait se construire entre 1977 et 1986 un palmarès que seul Eddy Merckx a surpassé dans l’histoire du cyclisme. Grand rouleur, très efficace en montagne, redoutable au sprint, Bernard Hinault a écrasé son époque et le Tour de France (5 victoires), même si Fignon a remporté le Tour en 1983 et 1984.

Ensuite, avec la victoire de l’Américain Greg Le Mond en 1986,  ce sera l’avènement des coureurs spécialistes des grands  tours et même exclusivement du Tour de France. Le Mond l’emportera de nouveau en 1989 et 1990, succédant au palmarès à Roche en 1987 et Delgado l’année suivante. Puis ce sera la domination d’Indurain, énorme rouleur espagnol, cinq fois vainqueur (1991-1995) et, après l’intermède Riis (1996), Ullrich et Pantani (1997 et 1998) marqué par de multiples affaires de dopage, il y aura les sept succès d’Armstrong (entre 1999 et 2005) qui, à ce jour, est le recordman des victoires dans le Tour, victoires qu’il a d’ailleurs perdues sur tapis vert en raison également de problèmes liés au dopage. Fermons la parenthèse, pour dire que le champion américain, à la différence de Merckx, Hinault, Anquetil ou Coppi, ne courait quasiment que le Tour de France, avec une ou deux épreuves de préparation.

En fait, au fur et à mesure que les contrôles se sont intensifiés et ont progressé dans la recherche de produits interdits, le Tour de France a été confronté constamment aux affres du dopage. Le vainqueur 2006 n’a été connu que six mois après son terme, car le vainqueur sur la route, Landis, a été déclassé pour cause de dopage au bénéfice de l’Espagnol Oscar Pereiro. Au passage on notera que les années se terminant par le chiffre 6 sourient le plus souvent aux coureurs ayant un palmarès peu étoffé : L. Buysse en 1926, Walkowiak en 1956, Aimar en 1966, Van Impe en 1976, Riis en 1996 et Pereiro en 2006. Cela étant, l’année  2007 a vu l’avènement d’un nouveau très grand champion, l’Espagnol Alberto Contador, vainqueur depuis des trois grands tours, malgré un déclassement dans le Tour de France 2010 et le Giro 2011, pour un contrôle anormal lors de la journée de repos du Tour 2010. Cette affaire a fait grand bruit dans le cyclisme, d’autant que personne n’a jamais pu prouver que le coureur espagnol s’était dopé, le Tribunal Arbitral du Sport (TAS) s’étant contenté d’appliquer le règlement indiquant que, même s’il s’agit de quantités infinitésimales de produit interdit (utilisé comme médicament pour l’asthme dans divers pays asiatiques ou européens comme l’Allemagne, l’Autriche, l’Espagne, la Grèce ou l’Italie), la sanction était de deux ans de suspension. Sanction d’autant plus injuste que des quantités aussi infimes d’anabolisant ne pouvaient en aucun cas influer sur le rendement du coureur.

Cette année le fuoriclasse espagnol est de retour, et il est vraisemblable qu’il voudra rattraper le temps et les victoires perdues, tellement il domine la concurrence sur les courses à étapes depuis 2007. La preuve, jusqu’au Tour 2011 où il ne put réellement défendre ses chances après son Giro victorieux, en raison d’une blessure à un genou qui l’a handicapé tant dans les Pyrénées que dans les Alpes, jamais Contador n’a été battu sur la route dans un grand tour (Giro en 2008 et 2011, Tour en 2009 et 2010 et Vuelta en 2008). Et en 2012, immédiatement après la fin de sa suspension, il se fit l’immense joie de gagner la Vuelta après quasiment un an sans courir. Suite à son déclassement du Tour 2010, le palmarès des dernières années fait apparaître les noms de Sastre en 2008 (Contador absent), celui d’Andy Schleck en 2010 que nous allons revoir avec plaisir cette année, de Cadel Evans en 2011, victoire au demeurant bien méritée pour l’ensemble de son œuvre, et enfin de Wiggins l’an passé, dans un Tour sans la moindre saveur émotionnelle en l’absence de Contador, Schleck ou Rodriguez, où le plus fort n’était pas le lauréat de l’épreuve, mais son équipier Christopher Froome. Celui-ci sera à n’en pas douter un des grands protagonistes du Tour 2013, et son duel avec Contador pourrait bien rappeler les grandes joutes du passé (Le Mond-Fignon, Merckx-Ocana, Anquetil-Poulidor…). Qui l’emportera entre les deux favoris ? Bien malin qui pourrait le dire, car si Froome a pris l’avantage sur son rival depuis le début de la saison, Contador en revanche a pour lui son expérience et son esprit offensif, ce qui le rend dangereux en toutes circonstances. Rappelons-nous la Vuelta l’an passé ! Suis-je trop optimiste pour le Pistolero? Peut-être, mais j’ai une excuse : je suis un de ses plus fidèles supporters depuis son avènement en 2007…ce que vous aviez tous deviné.

Michel Escatafal